Rencontre avec Olivier Delorme, écrivain engagé


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Dans cette interview on pourra apprécier la passion et la conviction d’Olivier Delorme, qui n’utilise pas la langue de bois, dans son travail de romancier et son engagement d’homme du XXI°siècle contre toutes les inepties rampantes, galopantes et pontifiantes !


Jean-Louis Garac - D’où vous est venue l’idée de ce roman captivant et très documenté et qui vous a inspiré le personnage de Philippe ?


Olivier Delorme - Il y a deux sources à ce roman : d’abord un fait divers. La vente sur le marché international de manuscrits de la BNF qui a conduit à la condamnation, en 2007, du conservateur qui en avait la garde. Ayant suivi cette affaire, j’ai été profondément ébranlé (comme dans celle très différente d’Outreau) par la légèreté avec laquelle, au soi-disant pays des droits de l’Homme, on emprisonne avant d’avoir jugé, puis on condamne sans preuve. Il me semble que, dans notre pays, la procédure inquisitoire, la détention provisoire généralisée pour « casser » des présumés innocents qui sont en fait supposés coupables, le culte des aveux, le système qui permet de condamner sur une intime conviction, un pouvoir politique qui voit dans des lois de circonstances de plus en plus répressives la solution d’un nombre croissant de problèmes, et l’état scandaleux de nos prisons ont fini par donner naissance à un véritable cancer de la démocratie. L’aventure de Marion, ma conservatrice des Cranach du Louvre, est directement issue de mon intérêt pour cette affaire et des réflexions qu’elle m’a inspirées. Quant à la seconde source, c’est la rencontre à la Fnac de Reims, où j’étais venu présenter mon Château du silence dans le cadre des « Bisqueers roses », festival culturel gay et lesbien monté par l’association Ex Aequo, d’un lecteur gay et tétraplégique qui, depuis, est devenu un ami. Il s’agit de Michel Robert, à qui ce livre est dédié. Parce que, lorsque je lui ai dit que le connaître me rendait nécessaire d’écrire sur sa « condition », il a totalement joué le jeu. La vie de mon personnage n’a rien à voir avec celle de Michel, mais j’ai pu le bâtir grâce à ce que Michel m’a raconté de lui, parce qu’il a accepté de répondre à mes questions – y compris les plus intimes. Je lui dois un immense merci.


JLG- Dans les dénonciations, tant politiques que sociétales, et volées de bois vert que contient ce roman, vous ne ratez pas une occasion de stigmatiser le rôle des religions, notamment de la religion catholique, dans le malheur des hommes et en particulier celui des gays. Vous ne lâchez pas prise là-dessus, mais n’avez-vous pas peur d’aller parfois trop loin dans cette dénonciation en blessant un certain nombre de vos lecteurs ?


OD- On ne peut pas plaire à tout le monde et, pour moi, l’écriture suppose la sincérité. J’aime plaire, avoir du succès, comme cela s’est passé avec La Quatrième Révélation ; mais je n’écris pas pour plaire. J’écris pour captiver, entraîner dans une intrigue, amuser, émouvoir ; mais ce sont là des moyens. Le but c’est d’interroger le lecteur, de le bousculer, de le faire réfléchir. « J’écris pour agir », comme disait Voltaire. En outre, je pense que déplaire à certains ou les choquer est parfois la meilleure preuve qu’on est dans le vrai. Or, les thèmes que vous identifiez sont au cœur même de ma nécessité d’écrire. Je ne crois pas, comme certain chanoine de Saint-Jean-de-Latran [1], qu’il n’y a pas de morale sans transcendance ; je ne crois pas, comme lui, qu’un curé soit supérieur à un instituteur ni que les problèmes de la France viennent de la disparition des patronages ! Je suis à l’opposé de lui, qui se gaussait, dans son entretien avec Onfray [2] avant son élection, du « connais-toi toi-même » qui est au fondement même de toute notre civilisation – pas de la politique du même nom qui s’élabore à Eurodisney ! Je trouve scandaleux d’aller au Vatican pour déblatérer sur les martyrs imaginaires de la Séparation de l’Église et de l’État, sans dire un mot des innombrables morts, très réels ceux-là, que l’Église catholique a semés sur sa route depuis deux mille ans – des bûchers jusqu’aux victimes du sida par la grâce de la lutte acharnée des épiscopats africains contre le préservatif. Je trouve ignoble et indécent d’aller faire l’éloge des religions dans un pays où le droit se confond avec la Chariah et de s’y féliciter des progrès accomplis alors que la veille, en application de ce droit aussi religieux que monstrueux, on y a décapité à la hache une pauvre Indonésienne, un pays où l’on exécute les homosexuels, où l’on fouette et ou on coupe les mains ! où on piétine les droits de l’Homme, ceux des femmes et des pédés, précisément au nom d’une morale transcendante ! Pour moi, la présidence Sarkozy et la bushisation de la République française qu’elle semble vouloir imposer (en même temps d’ailleurs que sa berlusconisation), est hélas un pas de plus dans une direction que je redoute depuis une décennie : le retour du religieux dans la cité ; c’est aussi la preuve par le réel que ce que j’écris ne s’inscrit pas dans un combat d’arrière-garde mais dans un combat d’une actualité brûlante, sans doute dans ce qui sera un des combats majeurs du siècle qui s’ouvre : le combat contre un obscurantisme religieux de nouveau conquérant. Que les catholiques, les mahométans ou les zoroastriens croient ce qu’ils veulent ne me gêne ni ne m’intéresse. Mais je n’accepte pas plus la présence de représentants des confessions au sein de l’État que celle, dans certaines prisons, aujourd’hui, en France, de bonnes sœurs investies des missions de fonctionnaires et placées en situation d’intimider les détenues pour les empêcher d’avorter, ou d’enlever les préservatifs des paquetages de sortie : le réinvestissement de la cité par le religieux, en France, c’est Vichy ; en Croatie, les horreurs oustachies de la dernière guerre mondiale ; la morale transcendante du chanoine de Saint-Jean-de-Latran, c’est l’indifférence du siège qu’on dit saint face aux massacres nazis, oustachis et autres, puis le sauvetage des massacreurs par le Vatican – toutes choses que j’évoque dans L’Or d’Alexandre. Je vous rappelle cette citation de Louis Veuillot, un grand polémiste catholique du XIXe siècle que j’avais mise en épigraphe de la troisième partie de ma Quatrième Révélation : « Quand je suis le plus faible, je vous demande la liberté parce que tel est votre principe. Mais quand je suis le plus fort, je vous l’ôte parce que tel est le mien. » Sachons en tirer les conséquences avant qu’il ne soit trop tard… pour les gays comme pour les autres.


JLG- N’êtes-vous pas, en tant qu’historien et romancier, à la même place que Philippe dans son fauteuil roulant ? L’écriture ne joue t-elle pas pour vous le même rôle que la « bourse » pour Philippe ?


OD- Je pense que l’écriture est beaucoup plus importante pour moi que la bourse ne l’est pour Philippe. Après la parution de mon premier roman, Les Ombres du levant, il y a dix ans, elle est vraiment devenue l’axe véritable de ma vie. Je lui ai tout sacrifié, à commencer par ma carrière universitaire. Elle est aujourd’hui une nécessité absolue : je ne pourrais plus vivre sans écrire. Avec mon compagnon, les amis, le sexe et la table, elle est ce qui m’apporte le plus de plaisirs – le sel de mon existence. Mais d’une certaine manière, vous avez malgré tout raison. Pour Philippe, boursicoter c’est une manière de ne pas être réduit à une passivité absolue par son handicap, de ne pas dépendre d’autrui. Une manière, dit-il, d’être moteur malgré son immobilité, en finissant par gagner plus d’argent que son compagnon valide. C’est aussi l’expression de sa volonté individuelle de subvertir un monde dominé par le capitalisme libéral, aux règles duquel il ne veut pas se résoudre, d’utiliser les moyens de ce capitalisme pour échapper à sa loi d’airain. Et pour moi, en effet, l’écriture est également une manière de ne pas être passif face à des évolutions du monde et de la société que je réprouve, des évolutions face auxquelles je suis impuissant mais que je ne veux pas renoncer à combattre – fût-ce comme Don Quichotte face aux moulins à vent.


JLG- On retrouve dans ce roman certaines idées déjà exposées dans vos livres antérieurs, notamment la philosophie développée par vos deux héros qui ont compris qu’il fallait profiter de la vie et ne rien laisser passer de bon. Sentez-vous une urgence particulière à les réexprimer à nouveau ?


OD- L’hédonisme est pour moi une urgence dans ce monde qui ne connaît plus que le fric, le travail, la consommation, y compris de produits dits culturels. Si je combats le christianisme, c’est aussi parce que je combats le « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », « tu enfanteras dans la douleur », etc. Tout ce que le christianisme véhicule de culpabilité et de rédemption par la mortification – les « valeurs » que, dans L’Or d’Alexandre, représente la mère de Philippe. Aucune souffrance, jamais, n’est désirable ; aucune douleur ne sert jamais à rien. Le travail subi (c’est-à-dire celui de tous ceux qui ne travaillent pas par et pour leur passion) aliène le corps et l’esprit. Les Anciens le savaient bien pour qui l’idéal de vie était l’otium, c’est-à-dire le loisir de cultiver son souverain bien, de travailler pour soi et d’en jouir, pas pour produire ou survivre. Le problème n’est pas de travailler plus pour gagner plus. Il est de travailler mieux et d’être justement rémunéré pour être plus heureux. « Le bonheur est une idée neuve en Europe » écrivait Saint-Just en 1794 ; elle l’est encore aujourd’hui. Et ce n’est ni Gide ni les 40 heures hebdomadaires, comme l’ont prétendu les prédécesseurs vichyssois du chanoine, qui sont responsables de la défaite de 1940. Forcer les gens à travailler de plus et plus longtemps n’est pas une nécessité économique. Il suffirait de revenir à la répartition des richesses entre capital et travail des années 1960 pour régler les problèmes de la misère, comme les déficits des comptes sociaux. C’est un moyen d’empêcher nos concitoyens de penser et de jouir – deux activités puissamment subversives pour les capitalistes comme pour les religieux. Parce que la pensée et la jouissance sont libératrices. Alors qu’enchaîner l’homme à son travail, le tenir sous la menace du chômage par la grâce aux délocalisations, c’est s’assurer de sa docilité. Il est plus facile de l’abrutir, une fois épuisé par une journée, une semaine ou une vie de travail, que de lui donner les moyens de se cultiver, et de cultiver des bonheurs autres que marchands. Car l’hédonisme, la recherche du plus grand bien au prix du moindre inconvénient sans nuire à autrui, n’est pas une voie de facilité ; c’est une ascèse, une morale bien plus exigeante et excitante que la morale sarko-transcendantale. Lisez Onfray ! L’Or d’Alexandre, comme mes précédents livres, est donc une ardente défense de cet hédonisme-là, mais aussi des moyens qui permettent d’y accéder : une éducation exigeante qui apprenne à penser, à comprendre le monde, qui forme à la critique du conformisme ambiant (ce à quoi l’Éducation nationale a renoncé, victime à la fois de sa propre lâcheté et des libéraux qui veulent former des producteurs, pas des honnêtes hommes) ; une vraie politique culturelle – ce que, malgré les apparences et les discours, ce pays n’a plus depuis des décennies. Il n’est qu’à voir l’état de notre enseignement artistique, celui des lettres, l’état de notre télévision et la politique des musées (à laquelle je m’attache dans L’Or d’Alexandre) initiée par le sinistre Donnedieu de Vabres qui supprima la gratuité d’entrée au Louvre pour les enseignants mais l’établit pour les salariés de Total. Une politique dont le seul but n’est plus que de faire du fric. Dans L’Or d’Alexandre, à travers un suspense que j’espère prenant et deux enquêtes – sur des tableaux du Louvre remplacés par des faux et sur l’acquisition par le musée d’un fabuleux trésor d’orfèvrerie hellénistique offert autrefois par Alexandre le Grand à l’Athéna de Delphes – je pose la question de savoir si le faux et le vrai sont encore des catégories pertinentes à une époque où la communication a pris le pas sur la culture, l’imposture sur la politique. À une époque où l’éducation, la santé, les musées doivent devenir rentables. Où l’on ouvre des succursales du Louvre comme des Carrefour, afin de transformer les collections nationales en actifs financiers générateurs de revenus, en attendant de permettre aux musées (comme c’est déjà le cas dans L’Or d’Alexandre alors qu’on en est, dans la réalité, au stade des rapports et des propositions de loi) de vendre une partie du patrimoine national accumulé depuis des siècles par tous les régimes – hormis Vichy qui se fit complice des pillages nazis, comme je le dis dans ce livre.


JLG- La vie de vos deux héros est liée par un amour profond et un dévouement sans doute hors du commun... Cependant, ne trouvez-vous pas que le monde gay, ou « pédé » pour reprendre vos termes, est lui aussi bien sujet à critiques : jeunisme, barebacker, cloisonnements extrêmes, repli sur soi...


OD- Il n’y a aucune raison que les gays soient meilleurs que les autres. Il y a, parmi les gays, la même proportion d’imbéciles ou de salauds que dans le reste de la population. En l’occurrence les barebakers incarnent, à mes yeux, l’antithèse du libertinage que j’évoquais plus haut. Celui qu’Onfray qualifie de solaire et qui suppose une éthique de responsabilité, de ne nuire ni à soi ni avant tout à autrui. Ils font le jeu de la vieille logique chrétienne de la punition. Ils la justifient par leurs élans morbides. Alors que, pour moi, Éros n’a décidément rien à fricoter avec Thanatos. Éros est pulsion de vie et de bonheur. Quant aux gays, ils sont probablement victimes, dans la même proportion que le reste de nos contemporains, de cette « non-culture » de la toute-puissance de l’image qui les prive des bonheurs qui sont pour moi les plus précieux de l’existence. Et je regrette, bien sûr, notamment, qu’ils ne lisent pas davantage !!! Mais en ce qui me concerne, je pense que le fait d’être pédé (je n’aime pas plus le médical « homosexuel » que l’anglicisme « gay ») a été une chance. Ce fut parfois difficile, mais je suis content de ma vie. Heureux pour tout dire, malgré les frustrations, les déceptions, les chagrins que connaît tout homme. Je pense en tout cas, comme le dit Stéphane, à un moment dans L’Or d’Alexandre, que le fait d’être pédé m’a gardé en éveil par rapport à la glissade vers le conformisme qui vient souvent avec l’âge. Peut-être, quand on est pédé, si l’on n’a pas été un jeune con, devient-on moins aisément un vieux con ! Et puis j’ai eu la chance de rencontrer mon mec, il y a 23 ans ; et nous avons eu le talent de savoir nous garder, de ne pas sacrifier l’essentiel pour des jalousies, dont j’écris ce que je pense dans ce livre, de surmonter nos crises. C’est à lui que je dois d’avoir pu tout consacrer à l’écriture, et tant d’autres choses. Il m’est aussi essentiel que Philippe et Stéphane le sont l’un à l’autre. Mais je ne parlerais pas de dévouement : un mot qui ferait sauter Philippe dans son fauteuil ! Parce que derrière ce mot, il y a pour moi toute la vieille ordure chrétienne du sacrifice, de la charité. Quand on est heureux de regarder ensemble dans la même direction, de se blottir l’un contre l’autre, quand on est heureux des bonnes fortunes de l’autre, qu’on n’a absolument pas l’impression de vivre ensemble depuis plus de vingt ans… même si on fait pour l’autre des choses qui vous coûtent et qu’on ne ferait pour personne d’autre, il ne s’agit pas de dévouement. Il s’agit simplement d’amour.


JLG- Comme vous racontez le travail extraordinaire entrepris par Rose Valland durant la guerre et l’après-guerre, n’avez-vous pas envie de reprendre l’idée exprimée par un de vos personnages : à savoir de réaliser une exposition sur les œuvres perdues et/ou détruites durant cette période, et sur l’épopée des œuvres qui ont pu être retrouvées et identifiées ? A ce propos le livre essai de Feliciano, « Le musée disparu », édité en 1995, reparaît.


OD- Dans L’Or d’Alexandre effectivement, Marion, ma conservatrice accusée du trafic de faux, a le projet de monter une pareille exposition au Louvre. Et j’aimerais beaucoup visiter cette exposition que j’imagine à travers elle ! La découverte pour moi de ce que furent la réalité et l’ampleur des pillages nazis en Europe, du nombre d’œuvres spoliées qui n’ont jamais reparu, sans doute en partie détruites mais aussi en grande partie cachées depuis dans des collections privées, comme le montre la réapparition sur le marché, chaque année, d’une ou plusieurs d’entre elles, a été un choc. La découverte du rôle joué par Rose Valland, une modeste attachée de conservation, ainsi que par Jacques Jaujard, le directeur des Musées de France, leur courage personnel et leur acharnement, les risques qu’ils ont pris pour sauver tout ce qu’ils pouvaient du pillage, pour répertorier ce qu’ils ne pouvaient pas sauver et noter les destinations des convois, tout cela m’a passionné… et rempli d’admiration. J’aime admirer. En outre, une telle exposition serait une belle manière de rendre hommage à cette femme qui s’est incrustée, seule française au musée du Jeu de Paume transformé en gare de triage des œuvres volées entre 1940 et 1944, dans le dispositif de brigandage nazi. De rendre hommage aussi à Jacques Jaujard, entré dans la Résistance dès 1940, ainsi qu’à l’attitude exemplaire de la quasi-totalité de l’administration des musées qui, malgré les Allemands appuyés là comme ailleurs par Vichy, a âprement défendu les collections publiques comme les collections privées appartenant à des israélites et menacées de spoliation.


JLG- Un roman historique se déroulant dans la Grèce antique, car c’est je crois un de vos domaines privilégiés, vous tenterait-il ?


OD- Mon éditeur, Henri Dhellemmes (le H de H&O) me le demande depuis plusieurs années. J’avais presque commencé à construire quelque chose autour d’Alcibiade, lorsque H&O a publié Le Songe d’Alcibiade (un très bon bouquin) d’Eric Jourdan : deux romans sur ce personnage chez le même éditeur, ça faisait un peu beaucoup. J’ai une autre idée qui me trotte dans la tête. Mais il me faut du temps. Et puis l’exercice du roman historique me fait très peur ; les anachronismes vous guettent à chaque ligne : c’est Flaubert, je crois, qui en lisant La Vie de Jésus de Renan, où les apôtres se promènent parmi les orangers, note que cet arbre n’est rapporté de Chine en Palestine que par les caravanes arabes du Moyen-Age.


JLG- Lorsqu’on étudie l’Histoire et que l’on voit passer à travers tant de documents d’innombrables vies assassinées, et aussi tant d’œuvres d’art détruites à tout jamais (ce qui rend la Culture aussi fragile qu’un groupe humain), cela ne donne-t-il pas une forme de vertige, en rappelant les mots de Paul Valéry « Toutes les civilisations sont mortelles... » ?


OD- Oui et non. « Matériellement », vous avez incontestablement raison. « Historiquement », c’est déjà plus compliqué : elles sont mortelles, et en même temps elles continuent à vivre autrement. La Grèce ancienne n’est plus ; pourtant, la loi comme expression de la volonté d’un corps civique, la démocratie, la philosophie, l’histoire, le théâtre, l’urbanisme et tant d’autres choses qu’elle a inventées, remodelées ou développées, demeurent au fondement même de notre civilisation. Rome a disparu ; le droit romain reste le socle du droit écrit, caractéristique des pays latins par rapport aux pays anglo-saxons de droit coutumier. La Renaissance nous a appris qu’on pouvait forcer les monothéismes à admettre la liberté de conscience. Les Lumières et la Révolution française ont inventé le bonheur, le contrat social, les droits de l’Homme ; ils ont permis aux Européens de quitter l’état de sujets soumis à un monarque absolu pour celui de citoyens, substitué la souveraineté nationale au droit divin. Et spirituellement c’est encore une autre histoire. Je défends par exemple, notamment dans Le Plongeon qui vient de reparaître en collection de poche, que la Grèce ancienne reste très présente dans l’orthodoxie grecque. Séféris [3], le prix Nobel grec de littérature, écrit que tout est plein de dieux, et le romancier Emmanuel Roïdis [4], dans La Papesse Jeanne, que les saints grecs ne sont que des dieux antiques que l’Église a déguisés pour pouvoir s’imposer. C’est pour moi une évidence : saint Nicolas est Poséidon, le prophète Élie est Apollon, quant à saint Dionysios… Enfin, personnellement, je peux vous dire que rien n’est mort, pour moi, en Grèce. J’écris quelques pages sur Delphes, dans L’Or d’Alexandre, et ce que j’y fais dire à Philippe est exactement ce que je ressens en cet endroit – ainsi qu’en quelques autres (Bassae, Épidaure, Mycènes, Dodone…), même si Delphes a une magie, une force incomparables. Je suis allé je ne sais plus combien de fois en ce lieu, je pourrais y retourner chaque année ; je souhaiterais y mourir. J’y suis bien. Serein. Apaisé. Parce que le dieu y habite toujours. Lequel ? Apollon ? Pourquoi pas, s’il faut lui donner un nom ! Le génie du polythéisme grec est d’avoir compris que, s’il existe quelque chose d’autre que notre monde matériel, qu’on l’appelle les dieux ou, comme Mitterrand, les forces de l’esprit (une expression qui me convient assez, même si je n’ai rien d’un miterrandolâtre), les hommes ne peuvent le concevoir. Et qu’alors, il est beaucoup plus sain de fabriquer des dieux à l’image des hommes (tout est dans le pluriel), plutôt que de croire que Dieu a construit l’Homme à son image (tout est dans le singulier !), révélé Un livre, établi Une vérité, Une église, Une morale, Un dogme. En cela aussi, pour moi, la civilisation grecque n’est pas morte. Au contraire. Je vais être provocateur, mais j’aime bien cela : ce que j’essaye de montrer également dans tous mes livres (Apollon et Dionysos sont au centre du Plongeon, La Quatrième Révélation est dédiée à Hermès, L’Or d’Alexandre à Athéna) c’est que la mythologie grecque n’est pas une série de petites histoires plus ou moins ridicules, qu’elle peut au contraire donner des réponses très efficientes à des problèmes d’aujourd’hui ; que face au retour de la haine et de la théorie du pouvoir que véhiculent les mythologies monothéistes (car ce ne sont que des mythologies), c’est encore la Grèce qui peut nous fournir une partie des contrepoisons.


JLG- Vous parlez d’un auteur yougoslave « Pradcik » et vous en faites faîtes un prix Nobel ; son histoire comme celle de sa femme participe à l’intrigue de votre roman, mais pourquoi avoir créé ce romancier alors que tout le fond historique est vrai, sauf bien sûr quelques noms de personnages contemporains « inventés » ou « transposés ».


OD- Comment dire ? Tout est vrai parce que tout est faux, et réciproquement. Dans Le Rouge et le noir, Stendhal décrit la France de la Restauration ; les La Mole n’existent pas et pourtant ils sont complètement vrais. Idem pour La Chartreuse, pour Flaubert dans Bovary ou l’Education sentimentale, chez Balzac comme chez Proust ou chez Anatole France lorsque, dans l’Histoire contemporaine, il décrit la vie d’une petite ville de province au temps de l’affaire Dreyfus ; dans un genre très différent, chez James Ellroy dans American Tabloid pour ce qui est des coulisses mafio-policières du pouvoir dans les États-Unis de Kennedy. Pour moi, l’obsession nombriliste de la littérature française actuelle est suicidaire. Le romancier travaille sur lui, bien sûr, mais aussi sur le monde : donc j’invente, je transpose, je mélange. Je m’amuse. Il y a une dimension ludique importante dans l’écriture (et un éloge du jeu, de la dimension ludique de l’existence dans L’Or d’Alexandre) : tromper le lecteur, l’égarer en lui faisant croire qu’il existe un Dictionnaire gay de la mythologie, comme dans La Quatrième Révélation, ou qu’un Pradcik qui n’existe pas a eu le Nobel est un grand plaisir. Sauf quand ils sont historiques (de Gaulle dans Les Ombres du levant ; la reine Frédérika de Grèce dans Le Plongeon ; les nazis, les oustachis [5], les évêques français ou les organisateurs ecclésiastiques de l’exfiltration massive des criminels de guerre après 1945 dans L’Or d’Alexandre), aucun de mes personnages n’est un seul personnage copié de la réalité. Ils doivent être crédibles, agir dans un contexte historiquement irréprochable lorsque je les place dans le passé, mais ils sont des personnages de fiction, pas des photos plus ou moins déformées de la réalité. En l’occurrence, j’avais inventé Pradcik, comme une référence et une silhouette, pour Le Château du silence. J’avais même mis une citation de son discours Nobel, aussi imaginaire que lui, en épigraphe d’une des parties de ce livre : « les hommes sont des hommes et les loups sont des loups. La civilisation est ce qui permet aux hommes d’avoir plus à craindre des loups que de leurs semblables ». Frédéric, qui est aussi mon premier pourvoyeur d’idées, aimait bien ce Pradcik, tout en trouvant dommage que je me sois arrêté à l’esquisse. Il souhaitait que je lui donne plus d’existence ; et comme ses désirs sont des ordres, j’en ai fait ce mélange entre Havel, Kadaré et Ivo Andric [6] un humaniste et un cœur généreux, une conscience et une gloire nationales hésitant entre ses convictions et les privilèges de la nomenklatura titiste, entre le statut de presque dissident et celui de pas tout à fait écrivain officiel, profondément yougoslave, c’est-à-dire révulsé par les chauvinismes sanglants, fils des tragédies de la dernière guerre mondiale, qui ont conduit aux terribles guerres de sécession dont sont sorties ou sortent d’exécrables solutions qui ne sont sans doute pas plus justes que durables.


JLG- Stéphane est baptisé plaisamment « Indy » par son ami Philippe, en référence au surnom d’Indiana Jones, est-ce un désir inconscient de voir porter à l’écran L’Or d’Alexandre ?


OD- Stéphane est archéologue ; il est également très porté sur la bonne chère et un peu enveloppé. Si Philippe lui donne ce surnom, c’est avant tout par jeu : leur relation aussi est en partie fondée sur le jeu, en plus de la connivence, de l’affection, de l’ironie. Cela dit, je pense en effet que ce livre, comme La Quatrième Révélation d’ailleurs, pourrait faire un excellent film ! En tout cas si un producteur ou un réalisateur était intéressé ou si un des lecteurs de cet entretien avait des contacts dans le milieu, qu’ils ne se gênent surtout pas ! En ce qui me concerne, une pareille aventure me passionnerait.


JLG- Je vous remercie Olivier Delorme pour cette interview !


Vous pouvez vous procurer L’or d’Alexandre , éditions H&O, dans votre librairie habituelle et sur le site des éditions H&O

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